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Publiée le 18/04/2013 à 18:04, par Daniel

Japan Game Center n°6 : Keiji Inafune, du Rock à la Soul

Le co-créateur de Mega Man est devenu le porte-parole de l'autocritique de l'industrie japonaise. Retour sur cette grande gueule importante et décriée du jeu vidéo.

« L'industrie japonaise du jeu vidéo est finie » avait lancé Keiji Inafune en 2009 après son passage au Tokyo Game Show. "Sympa, l'ambiance". Paroles prophétiques et alarmistes, il a mis le doigt sur une inertie flagrante, un problème qui empoisonne le marché depuis quelques années. Et encore, cette déclaration date d'avant le tassement de la Wii et le grand séisme de 2011 qui a laissé groggy le pays tout entier. Il était alors un des derniers producteurs vedettes de Capcom, fraîchement revenu du succès de Dead Rising (qui s'est d'ailleurs vendu partout sauf au Japon). Malgré ses critiques, Keiji aurait très bien pu rester à Capcom. Évidemment, le plan s'est déroulé avec quelques accrocs.

Capcom ExodusRetour au sommaire
Il ne fait pas bon travailler à Capcom depuis que son grand manitou, Yoshiki Okamoto, couramment appelé « Boss » par ses anciens employés, a quitté le navire. De Noritaka Funamizu et la génération des génies de Street Fighter à la ribambelle d'artistes partis former Platinum Games, tout le monde s'est cassé de Capcom. Même Tanaka Tsuyoshi, créateur de Monster Hunter - et autant dire sauveur de la boite - s'en est allé vers d'autres aventures.
Tous les dessinateurs légendaires de Capcom (Akiman, Kinu Nishimura, Bengus et tant d'autres) sont tous passés freelance. Quand on se souvient plus facilement des ex que des actuels, ça devient comme pour Carla Bruni, "un peu gênant". Les sorties défaitistes de Keiji Inafune alors qu'il occupait justement le titre de « Directeur en chef de la stratégie globale » de la firme n'ont fait qu'accélérer l'inéluctable.

Flashback. En septembre 2010, Keiji Inafune annonce dans une vidéo un peu étrange le développement de Rockman Dash 3 alias Mega Man Legends 3. Image digne d'un téléphone portable dans un bureau fermé, sans aucune autre forme d'embellissement, il s'y disait heureux et fier de lancer le projet sur 3DS, malgré les difficultés et les mauvaises ventes des épisodes précédents. On ne pouvait pas faire moins palpitant qu'Inafune sur une chaise et un store fermé gris. On sentait que ça le tenait à cœur, lui qui est co-créateur et producteur des jeux Rockman. 11 mois plus tard, d'un petit billet sur son blog, Inafune annonce qu'il quitte la société où il travaille depuis 23 ans.

japan game center 6 inafune
Keiji Inafune sur le site officiel de Mega Man Legends 3, une annonce inhabituelle"


Note : Les Mega Man Legends sont un dérivé "action-RPG" vraiment étonnant, l'univers de la mascotte devenant alors le prétexte d'aventures haletantes. A l'époque du premier sur N64, j'étais assez perplexe devant la gueule de petit gamin de Rock les cheveux ébouriffés dans le vent, son casque bleu laissé au vestiaire. Le signal envoyé par Inafune et Capcom était évident : ce Mega Man est un peu différent. L'équipe se référait d'ailleurs volontiers aux films de Miyazaki comme influence. Si ce n'est pas déjà le cas, faites-vous plaisir et trouvez-vous ces cinq hits vintage, croisement surprenant d'un univers robotique pour enfants et d'un film des studios Ghibli aux accents steampunk.

Si Keiji Inafune tenait tant à son Rockman Dash avant de mettre les voiles, c'est sans doute parce qu'il est un peu sentimental. Le petit Mega Man représente plus de 20 ans de sa vie. Arrivé à Capcom au moment où commençait tout juste la série, il n'a pas créé le personnage de toutes pièces, signant juste son apparence finale dans le tout premier jeu en suivant un pitch d'éditeur. "Seulement co-créateur" comme il le dit lui-même, il a travaillé sur tous les jeux de la série sans aucune exception, passant du statut de chara-designer au rang de producteur. C'est une précision qui a son importance quand on repense à l'époque : Capcom ne mettait jamais le vrai nom de ses employés dans les staffs de fin de jeu, de peur que les concurrents ne viennent les débaucher, une pratique qui paraîtrait consternante aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, cette trentaine de jeux de la "Mega Man family" font d'Inafune le gars qui connait le mieux le personnage au monde.

La Mega Man revengeanceRetour au sommaire
Mais comme je vous le disais précédemment, Capcom a l'air d'avoir la dent dure et pas seulement avec ses propres employés, comme en témoigne cet indispensable et passionnant article Yoshinori Ono où il raconte comment il a littéralement craqué sous la pression. Pour ce qui est de Keiji Inafune, son nom et ses œuvres ont littéralement été nettoyés des plannings. En mars 2011, Capcom a annulé Mega Man Universe, un jeu de plateformes, il est vrai, pas très ragoutant. On y retrouvait Mega Man sous toutes ses formes, de la version "anime" au petit vieux ringard des premières jaquettes américaines. Un concept débile dont il reste le trailer absolument génial avec des caméos pixelisés d'Arthur et de "Ryu le grand maître de karaté". En toute franchise, avec mon compagnon de toujours Puyo, on s'était presque fait dessus de rire après avoir terminé une démo lors d'un TGS tant la maniabilité était atroce. Mais rien qui ne puisse pas être fixé. Rien qui ne mérite l'annulation pure et simple d'un projet rigolo.

En juillet 2011, c'est au tour du projet Rockman Dash 3 de se faire décapiter. Tant pis pour les fans. Et tant pis pour la gueule d'Inafune, sur l'air de « Naha, il n'avait qu'à pas partir » qu'on s'imagine encore plus volontiers. En toute logique, il ne reste pas grand-chose non plus de Mega Man Online développé en Corée, si ce n'est un très chouette dessin animé d'intro.

Plus fou encore, il y a à peine quelques jours, on a appris l'annulation d'un jeu Mega Man qui n'avait même pas été annoncé. Développé par Armature, les principaux responsables de Metroid Prime, le projet était baptisé Mega Man Maverick Hunter. Et même s'il faut laisser le bénéfice du doute à une œuvre qui n'a même pas vu le jour, sa laideur et son parti pris graphique optant pour un twist "sérieux" sur le héros bleu ont l'air consternant. Ces images me renvoient même au souvenir de l'atroce Bomberman Act : Zero, un cas d'école quand il s'agit de montrer ce qu'il ne faut pas faire à une mascotte kawaii.

Aujourd'hui plus personne ne s'occupe de Mega Man si ce n'est Archie, l'éditeur de comics qui en publie une version réjouissante, une de mes lectures surprises de 2012. Si vous avez un petit frère, c'est la lecture qu'il vous faut. En ce moment, la mascotte de Capcom est en plein crossover hilarant avec Sonic The Hedgehog. Et dire qu'il n'y a plus aucun jeu Mega Man officiellement en production...

Même s'ils ne se vendaient plus, quatre jeux Mega Man annulés, c'est comme si Capcom mettait une claque aux années Inafune. On pourra m'accuser de complaisance envers Keiji Inafune qui n'a jamais toujours été un dieu de la subtilité. C'est un parti-pris que je revendique, totalement opposé à la conception que s'en fait Pujadas : la légitimité d'Inafune passe avant celle de son ex-boite dont le management a connu de jolis ratés, du pauvre Yoshinori Ono mentionné plus haut à la création contre vents et marées de Phoenix Wright, développé dans le dos des dirigeants car « personne n'aurait voulu d'un jeu d'aventure avec des avocats ».

Bien sûr, Keiji Inafune était une figure décriée, même dans sa propre société ou dans son propre pays. Ses dernières grosses productions chez Capcom furent Dead Rising et les Lost Planet, des jeux souvent marqués comme des "machins pour Occidentaux". La genèse de DMC par des gaijin, c'est lui aussi. Et il a joué de son image. C'est bien le seul créateur japonais assez fou pour apparaître en tant que technique ultime dans un jeu vidéo. Ne manquez sous aucun prétexte sa prestation en "Inafune Sword Beam" dans Hyperdimension Neptune Mk2 un bon gros jeu d'otaku qui sent un peu la glaire. Malgré cela, il n'y a rien de pire que des anciens collègues.
"Inafune Sword Beam" dans Hyperdimension Neptune Mk2


Toute la frange artistique post-Clover, à savoir les Inaba et les Mikami, tous les "Platinum boys" ont l'air de se moquer de la binette à Inafune. Des tensions sont sans doute nées peu après le démantèlement du studio responsable d'Ôkami. Depuis, ses anciens collaborateurs lui en placent de temps en temps une spéciale au détour d'un tweet. Mais la vanne la plus rigolote vient sans doute de la réflexion de Hideki Kamiya à la question « en quoi consistait le rôle de "Promotion Producer" d'Inafune sur Resident Evil 2 ». Ce à quoi le réalisateur de Bayonetta répondit « oh, on ne l'a jamais vu sauf une fois, pour nous dire de mettre un blouson cuir en costume caché à débloquer dans le jeu »). On savait s'amuser chez Capcom. En France, la page Wikipédia française du producteur est remplie d'approximations et inexactitudes pathétiques. Puis il y a eu un long article le descendant en long, en large et en travers, principalement pour son statut de co-créateur - comprendre usurpateur -. Et j'en parle de mémoire car il a été retiré d'internet, sans doute pour son caractère diffamatoire, cristallisé par l'utilisation régulière du surnom "Inafumier".

Une vision honnête de la criseRetour au sommaire
Même s'il compte quelques casseroles comme le remake de Bionic Commando ou le dérapage de l'I.P. Lost Planet, c'est l'attitude générale d'Inafune qui lui a été souvent reprochée. Surtout dans un pays où l'on n'a pas l'habitude d'ouvrir sa gueule. Je ne vais pas vous faire l'intégrale de la vie en entreprise japonaise, il y a de très bons bouquins là dessus. Au moindre problème, "on règle ça en interne", si possible en ne faisant rien. La "petite cuisine interne" y est comme souvent la suffisance des lâches. Grosso modo, malgré l'éclosion de Twitter et des commentaires parfois d'une violence inouïe, les boites japonaises tolèrent peu les gens qui la ramènent. C'est le paradoxe d'une industrie qui se veut aussi créative.

Reste que la prise de conscience d'Inafune est violente et que bon nombre de ses compatriotes ne sont pas prêts à l'entendre. Aujourd'hui encore, on peut s'étonner du peu d'écho que ses propos ont eu au Japon alors que le bougre n'est pas avare en interview. Lors de la Game Developpers Conference, Keiji Inafune a même tenu une intéressante keynote qu'il a illustré lui-même où il évoquait des pistes pour une reprise. Je peux comprendre la lassitude de certains, le mec étant devenu un "Cry me River", une usine à phrases choc dès qu'on lui parle des jeux de son pays. Mais ses observations sont assez justes et se sont vérifiées avec le temps. Et c'est un cap difficile à passer pour tout le monde, comme pour Square Enix dont je parlais lors de mon édito précédent.

La meilleure réponse possible, il le disait lui-même dans sa keynote, c'est de se ressaisir et de faire des jeux. En quittant Capcom, il a fondé deux boites. COMCEPT et INTERCEPT. L'une pour le planning et l'autre pour le développement. Et devant "comcept", un nom un peu risible de la première, je dois que je me suis bien moqué de la première. Pourtant, la première grosse production de Keiji en solo a réussi à me mettre une grosse claque. Soul Sacrifice a tout du hit commandé par Sony qui avait vraiment besoin d'exclu et d'un produit costaud pour redonner un deuxième souffle à sa PS Vita. Je n'arrête pas d'y jouer (voir le test), avec à chaque fois cette dose d'impact multi qui me manque un peu dans Monster Hunter, un défilé de boss qui prennent plusieurs écrans tant ils sont gros. Soit l'histoire d'un reste d'homme, mis en cage dans les profondeurs de l'enfer et qui va devoir apprendre à s'en sortir en combattant le répertoire classique de la mythologie occidentale. Un jeu touffu, cracra et un peu miraculeux quand on voit le nombre de paramètres qui le rendent complètement baroque. Un véritable uppercut à plusieurs. Je n'attendais pas quelque chose d'un tel niveau.
Soul Sacrifice
Soul Sacrifice, le jeu qui met les pendules à l'heure.


"Chérie, j'ai rétréci les nazis"Retour au sommaire
Et puis l'occasion est trop bonne pour ne pas parler de son projet fou "Mushikera Sensha" qui vient de sortir sous le label "Guild 02", la collection des "œuvres d'auteurs" des stars du jeu vidéo nippon sur 3DS. D'où la présence d'Inafune. Et c'est sans doute un des concepts les plus maboules qu'il m'ait été donné d'essayer. Ecoutez plutôt le pitch : "En fait l'armée nazie n'a pas perdu la Seconde Guon merre Mondiale, c'est simplement qu'on ne peut plus la voir. Elle a été rapetissée et se bat depuis tout ce temps dans les herbes des jardins et les parcs contre les fourmis, devenus de gigantesques prédateurs". Je ne plaisante pas, tout est dans l'intro, en allemand dans le texte. Un "Survival Panic Action".

Je ne sais pas qui est le gars qui a validé ce projet mais j'ai hâte de voir la gueule que fera le public 3DS avec des mini-Panzer d'assaut qui crient "Faaaayaaaa" avec un bon gros accent teuton en shootant des fourmis géantes. Tellement ridicule que ça en devient formidable, comme tout le jeu d'ailleurs. À 5 €, Tank Vs Ants vaut bien la peine de se réécouter un peu de Papa Schultz.


En un soft et demi (Tank VS Fourmis étant un mini-jeu dématérialisé vendu pas trop cher), Inafune s'est racheté une street cred'. Seul prophète du chaos en son pays, il en amorce en tant que concepteur, à son échelle, la remontée. Quelque part au Japon, tandis qu'il travaille sur Yaiba : Ninja Gaiden Z, celui qui parfois se faisait appeler INAFKING dans les crédits de ses jeux doit être en train de sourire.

Hasard du calendrier, les Famitsu Awards 2012 viennent tout juste de décerner leurs trophées au moment où je termine ce portrait d'Inafune. Il s'agit d'une compétition où les vainqueurs sont désignés par le vote du public. Mais pas un seul jeu étranger dans les heureux gagnants. Pas même un coréen. Logiquement, c'est Animal Crossing 3DS, la vente de l'année, qui a raflé le grand prix. Fière de son bilan archi positif grâce à Monster Hunter, l'éditeur de l'année est Capcom, récompensé pour Dragon's Dogma et Resident Evil 6, le fameux. Inafune avait finalement un peu tort : l'industrie japonaise n'est pas morte, elle est juste passée en autarcie. Parfois, le Japon donne l'impression d'être encore cette péninsule médiévale qui contemplait les terrifiants "Black Ships" du Commodore Perry, débarqués un beau matin de juillet 1853. Depuis la côte, la main sur le pommeau de leurs sabres, les samouraïs regardent le déploiement des forces ennemies. Brusquement, les flots s'agitent.

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Pour en savoir plus, voici trois interviews importantes d'Inafune :

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