Le moteur qui monte : entretien avec David Helgason, patron et fondateur d'Unity

En quelques années, la technologie Unity est passée du statut de moteur graphique relativement confidentiel avant tout destiné aux studios sans le sou, à celui d'incontournable, capable de rivaliser avec les plus grands. Fondée en 2004, l'entreprise emploie aujourd'hui plus de 450 personnes. À quelques semaines de la tenue de son événement annuel - Unite 2014 - nous avons rencontré l'un des cofondateurs - David Helgason - aujourd'hui P-DG de la société.

Jeuxvideo.fr : Le développement d'outils pour les créateurs n'était pas votre idée première. Vous avez travaillé sur un projet de jeu par exemple, non ?
David Helgason : Oui, Gooball, la plupart des gens ne s’en souviennent plus, mais il n’était pas trop mal. Nous étions au Danemark à l'époque et nous y avons lancé notre entreprise. Il s’agissait d’une société de jeu vidéo. Nous étions trois, réunis un peu par hasard : il y avait moi, bien sûr, ainsi qu'un vieil ami du lycée et un de ses amis, un Allemand qui vivait en France à l'époque. Ils ont lancé le projet et m'ont ensuite invité à les rejoindre.

Au départ, nous voulions donc créer un jeu avant de consacrer une bonne part de notre énergie à fabriquer des outils parce qu’on ne trouvait rien de valable. Il existait bien sûr des moteurs de jeu, mais ils étaient très chers et difficiles à utiliser. Nous manquions d'argent et de personnel, alors nous avons tout créé nous-mêmes. Nous nous sommes rendus compte qu'en un sens, ce que nous avions créé était assez incroyable.

Je ne vais pas mentir, ce n'était pas non plus génial, mais il y avait de très bonnes idées et nous avons réalisé que cette technologie pouvait apporter quelque chose à l'industrie du jeu vidéo. Bien sûr, tout cela était encore très théorique : nous travaillions dans une cave et nous ne savions rien à l’époque... Mais nous avions des idées et étions convaincus qu'en modifiant profondément les outils, il y avait moyen de changer l'industrie dans son ensemble. La version 1.0 que nous avons lancée à l'été 2005 était un premier pas dans cette direction. Les neuf années qui ont suivi ont surtout été l'occasion d'améliorer constamment notre produit, d'ajouter de nombreuses fonctionnalités.

Jeuxvideo.fr : Quels sont aujourd'hui les utilisateurs du moteur Unity ?
D.H. : Ces 30 derniers jours, Unity a été utilisé par 620 000 développeurs ! Évidemment, la plupart d'entre eux sont des étudiants, des personnes qui veulent juste apprendre, et mon neveu de 15 ans utilise Unity tous les soirs, par exemple. Mais ce n'est pas tout : des sociétés comme Electronic Arts, Activision ou toutes les grandes entreprises utilisent Unity. Il y a aussi des sociétés qui sortent du domaine du jeu vidéo comme la NASA, Boeing ou Lockheed Martin avec des simulateurs d'entraînement.

Le nombre d'utilisateurs - 620 000 - grandit de jour en jour et on peut l'expliquer par la très grande facilité d'utilisation d'Unity qui permet malgré tout d'exploiter les technologies les plus avancées. Certaines sont ajoutées en interne, d'autres sont développées par des sociétés externes. Il y a cinq ans, nous avons par exemple acquis Mecanim, afin d'apporter des mouvements de personnages plus fluides et plus naturels à Unity.

Unity se distingue aussi par son prix : pour de nombreuses entreprises, Unity n'est pas cher. Beaucoup d'entre elles sont prêtes à payer, et nous pouvons réunir cet argent pour investir toujours plus dans des acquisitions et des licences. Aujourd'hui, plus de 200 développeurs travaillent en interne chez Unity, et nous investissons sans cesse pour améliorer notre produit. L'an dernier, 27 millions de dollars ont été investis dans le développement d'Unity, et ce sera encore plus cette année.

Jeuxvideo.fr : Vous venez de nous le dire, Unity est utilisé par de plus en plus de développeurs, mais quelles sont ses principales qualités ?
D.H. : Il y a une foule d'excellentes choses dans Unity (rires)... Prenons l'exemple de la gestion des particules qui permet notamment d'avoir du feu, des étincelles. Il n'y a aucune magie derrière et si notre module est très bon, c'est simplement qu'il y a du travail derrière. Un travail que n'importe quel bon développeur pourrait reproduire, mais il devrait, pour cela, y consacrer du temps. Grâce à Unity, il peut consacrer ce temps à autre chose.

Sur Unity, nous avons également la technologie Mecanim, absolument unique en son genre. Elle permet l'animation des personnages et on ne voit rien de semblable chez aucune autre société. Autre chose particulièrement importante sur Unity : son caractère multiplateforme. Certaines technologies parviennent à être compatibles avec une ou deux plateformes. Il est déjà très difficile d'aller au-delà, mais avec Unity, nous sommes directement compatibles avec des dizaines de plateformes. Unity a aussi l'avantage d'être très extensible. Il profite pour cela d'une incroyable communauté avec laquelle on peut collaborer directement, mais aussi indirectement, au travers de l'Asset Store. Il y a plusieurs centaines, voire des milliers de personnes qui travaillent ainsi à temps partiel ou à temps plein afin de rendre Unity meilleur.

Il y en a beaucoup d'autres, mais l'un de mes exemples favoris est celui du code pour gérer une caméra à la première personne. Que l'on opte pour un contrôle à la manette, à la souris ou via un écran tactile, ce n'est pas très compliqué à créer. En revanche, il est difficile de parvenir à un excellent résultat, aussi intuitif et réactif que dans Battlefield, par exemple. Si vous savez ce que vous faites, vous y parviendrez, mais cela prendra sans doute plusieurs jours. Un de nos développeurs a mis son pack sur l'Asset Store pour seulement 20 dollars. Plus de 5000 personnes l'ont déjà acheté. Ces dernières ont ainsi économisé plusieurs dizaines de milliers de jours de travail. L'Asset Store regroupe plus de 11 000 packs de ce type, et il y a des éléments très spécialisés. La communauté est incroyable.

Avec le temps, Unity gagne de plus en plus de supporters et il s'enseigne maintenant un peu partout dans le monde : au Japon, il y a 8 ou 10 livres qui traitent d'Unity. Nous savons que plus de 200 écoles enseignent Unity dans le monde et il existe beaucoup d'autres moyens de l'apprendre : cours en ligne, tutoriels vidéo, blogs spécialisés... Devenu un véritable langage, Unity permet aussi d'unifier les gens au sein de différents studios : artistes, designers... tous peuvent travailler ensemble grâce à ce langage commun. Des gens de chez Disney m'ont par exemple expliqué que : « Ce que nous aimons vraiment chez Unity, c’est que nous pouvons recruter en dehors de chez Disney et, nous savons qu'ils parleront le même langage. Il est possible de migrer un projet vers d'autres équipes, de le faire corriger par différents collègues... ». Dans le même ordre d'idée, Unity est de plus en plus souvent un facteur d'intégration pour les étudiants : leur connaissance du logiciel leur ouvre bien sûr quelques portes.

Jeuxvideo.fr : Unity semble donc avoir plusieurs cordes à son arc, mais malgré le soutien de la communauté, il est impératif pour vous d'apporter régulièrement de nouvelles choses.
D.H. : Tout à fait, Unity ne doit pas seulement distribuer son outil. Une de nos missions est aussi d'aider les développeurs à concevoir leurs produits. En tant qu'entreprise, nous avons donc besoin du marketing pour faire connaître notre moteur, mais aussi de vendeurs pour le distribuer, d'ingénieurs pour le faire évoluer et de techniciens pour assurer le soutien de nos partenaires. L'entreprise n'a que 10, non, 11 ans, mais nous avons réussi à créer une équipe très forte. Nous sommes aujourd'hui pratiquement 450.

Il y a quelques semaines, nous avons intégré les 42 personnes d'EveryPlay, une solution instantanée d'enregistrement et de partage de vidéos, que nous avons acquise il y a peu. Nous possédons une grande équipe en Asie pour assister nos clients, nous avons des équipes plus spécialisées et, bien sûr, nous avons toujours plus de monde qui travaille sur la technologie de base. Ils sont aujourd'hui peut-être 150 sur la technologie de base. Le chiffre grandit tous les jours, je n’arrive plus à suivre.

Jeuxvideo.fr : Vous travaillez sur de multiples plateformes et notamment sur les consoles de Microsoft, Nintendo et Sony. Est-ce que cela ne crée pas quelques tensions avec ces partenaires par ailleurs ouvertement en concurrence ?
D.H. : Nous avons des équipes dédiées uniquement aux plateformes Microsoft, comme nous en avons pour les autres plateformes que nous supportons. Nous devons faire en sorte que le résultat soit irréprochable : c'est beaucoup de travail, car ces sociétés ont des attentes très élevées. Elles mettent beaucoup de ressources dans les relations, elles font beaucoup de marketing pour nous et avec nous, elles apportent un grand support technique. En fait, elles nous aident à améliorer Unity. Vous vous en doutez, elles cherchent à rendre Unity aussi bon que possible sur leurs propres plateformes. Alors elles nous apportent énormément. C'est un véritable bénéfice pour nous.

Jeuxvideo.fr : Tout récemment, la compatibilité d'Unity avec la PlayStation 4 a été annoncée...
D.H. : Oui, nous avons annoncé cette compatibilité il y a quelques semaines et la version 4.3 d'Unity vient de sortir sur PlayStation 4. Pour chaque console, nous travaillons avec la société propriétaire de la plateforme. Ainsi, pour développer sur PlayStation, vous avez besoin des relations avec Sony. Ils sont très ouverts et j'espère que beaucoup de jeux seront créés sur les machines Sony.

Nous sommes aujourd'hui compatibles avec toutes les plateformes Sony, sauf la vieille PSP, mais même la Vita est compatible. Côté Nintendo, la Wii ainsi que la Wii U sont compatibles, mais pas la 3DS. Pour Microsoft, toutes les plateformes supportent Unity, mais nous avons aussi Blackberry, Android, iOS bien sûr, PC, Mac, des plugins de navigateurs Web, Linux…

Jeuxvideo.fr : En 2012, vous lanciez Unity 4 et, alors que vous étiez davantage tournés vers les indés, il semble y avoir comme un changement d'orientation pour davantage de jeux AAA.
D.H. : Ce qui est incroyable c’est le fait d’avoir une technologie toujours plus avancée, mais qui reste facile à utiliser. En novembre de l’année dernière, nous avons lancé un support pour les jeux 2D. Une vraie 2D de qualité. Nous avons connu des hauts et des bas. Faire une technologie 2D de qualité n'est pas très compliqué. Etonnamment, il n'est pas non plus très compliqué de faire une vraie plateforme AAA. Ce qui est vraiment délicat, c'est créer tout cela en même temps, mais nous estimons que c'est nécessaire.

Nous n’avons jamais dit que nous étions une plateforme indé, nous sommes une plateforme pour tous. Dans le passé, il y avait une société, dont vous ne vous rappelez probablement pas, Garage Games. Ils avaient un bon moteur, puissant, avec de vraies fonctionnalités, et abordable. Hélas, ils se sont pénalisés eux-mêmes car ils étaient trop attachés à l'esprit des jeux indés purs. Ils tournaient un peu en rond, et petit à petit, les indés eux-mêmes ont déserté. Ce qui est important c'est d'avoir une entreprise en bonne santé, capable d'évoluer, d'embaucher et de garder les bons ingénieurs. Bien sûr, il faut aussi pouvoir garder des prix abordables. Malgré nos progrès, les nouveaux outils, les nouvelles fonctionnalités, les licences middlewares, il n'y a jamais eu d'augmentation de prix chez Unity.

Jeuxvideo.fr : Jamais ?
D.H. : Non, Unity n'a jamais vraiment augmenté. En fait, on peut dire qu'il n'a fait que baisser. Nous avons lancé la version gratuite - Unity Free - courant 2009 et la version dite premium - Unity Pro - n'a jamais augmenté : elle coûte 1500 dollars.

Jeuxvideo.fr : Un prix qui vous permet d'investir, de proposer d'importantes évolutions comme Unity 5 qui a été évoqué pour la première fois lors de la Game Developer Conference en mars dernier.
D.H. : Notre objectif avec Unity 5 est de proposer les outils les plus puissants, les plus efficaces à notre communauté de développeurs, et ce, peu importe le type de jeux sur lequel ils travaillent. Cela signifie bien sûr de nouvelles prouesses graphiques avec - c'est un exemple - l'intégration d'un nouveau système de shaders basés sur des caractéristiques physiques. Par ailleurs, le multithreading est plus efficace que jamais et nous avons acheté la licence de la meilleure technologie d’illumination globale, Enlighten. Proposée par Geomerics, elle a notamment été utilisée sur Battlefield 4. Ajouter de nouveaux éléments n'est cependant pas une finalité en soi, et nous devons nous assurer qu'elles soient exploitables par des équipes de n'importe quelle taille. Nous sommes encore au stade de l'alpha, et il faut des mois pour régler les divers problèmes, aboutir à un logiciel fiable.


Jeuxvideo.fr : Que pensez-vous des dernières manœuvres de concurrents comme Epic Games et Crytek ? À la GDC, ils ont tous annoncé un système d'abonnements pour leurs technologies.
D.H. : En réalité, je suis assez fier de voir que notre mission de démocratisation des outils de développement de jeux a été un tel succès. Je veux dire qu'il est incroyable de voir d'anciennes sociétés repenser leur modèle économique, revoir leurs habitudes. Je pense que c'est ce qu'ils doivent faire pour être compétitifs, mais, plus important, je pense que c'est excellent pour les développeurs du monde entier !


Sur ces dernières paroles, nous prenons congés de David Helgason en le remerciant chaudement pour son accueil : il a pris le temps de nous recevoir, malgré un emploi du temps de ministre, et de discuter sans que la question du temps imparti ne soit évoquée. Les 20, 21 et 22 août prochains, il sera sur le pont afin d'organiser l'événement Unite 2014 qui doit, une fois encore, réunir toute la communauté Unity pour de nombreux ateliers, forums et autres discussions sur la meilleure manière d'apprendre et de faire progresser un moteur qui poursuit son ascension.