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Publiée le 01/07/2014 à 18:07, par Maxence

Interview : Henry Smith ou l'émergence d'un nouveau modèle indépendant

Financer non pas un jeu, mais un créateur : c'est ce que propose Henry Smith avec sa campagne Kickstarter.

En avril dernier, nous nous sommes rendus au festival A Maze, à Berlin. L'occasion pour nous d'essayer un tas de bizarreries indépendantes, dont on vous a par exemple parlé dans notre article sur le futur du jeu multijoueur en local, mais aussi de rencontrer quelques professionnels venus présenter leur travail, ou intervenir sur des thématiques qui leur sont chères. On s'intéresse aujourd'hui à Henry Smith, le développeur de Spaceteam, un jeu multijoueur en local gratuit qui a séduit tous les joueurs ayant eu l'occasion de s'y essayer.

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Henry Smith
Henry Smith débute son aventure de développeur au début des années 90, en jouant à Taskmaster sur Commodore 64. Le RPG au tour par tour de Creative Sparks offre effectivement un New Game + permettant de modifier la moindre case du jeu, qui affiche évidemment un pixel art de rigueur à l'époque. Smith dompte consciencieusement ce Master mode, au point de contacter le développeur du jeu pour obtenir la clé d'un algorithme et pousser encore plus loin son expérimentation. Amusé, l'intéressé lui répond, lui offrant même la nouvelle version de Taskmaster, en couleur. « Son premier paiement », confie-t-il amusé.

En 1995 parait son premier titre, Squitch. C'est un puzzle game à destination des plus jeunes et proposé en Shareware : en gros, après quelques niveaux, le logiciel s'arrête et vous incite à payer pour la suite, en contactant le développeur. À cette époque, l'email n'est pas encore très répandu et les connexions internet on ne peut plus limitées : Smith se charge lui-même de copier les disquettes et d'envoyer les jeux, par la poste, aux quelques personnes l'ayant commandé. Ce qui le frappe déjà, ce sont les messages de soutien qu'il reçoit, souvent accompagnés de dessins d'enfant ayant imaginé de nouveaux niveaux.

En 2000, il porte son jeu sur Palm (le smartphone de l'époque) et en fait une version flash. L'occasion pour lui de se frotter au développement mobile, qui le rattrapera par la suite, avant de tenter le grand saut dans l'industrie du AAA. Chez Bioware, il oeuvre sur Dragon Age, le multijoueur de Dead Space 2 ou encore Mass Effect 3. L'expérience de gros projets est positive, mais Smith rêve de liberté. Comme beaucoup de ses pairs, il démissionne et (re)devient indépendant. Il travaille alors sur Spaceteam, un jeu de gestion multijoueur local qui sort en 2012 sur mobiles. L'homme étant un fervent défenseur de l'accessibilité maximum des jeux, Spaceteam est proposé gratuitement.

12000 $ obtenus en un an, grâce à quelques microtransactions timides qu'il conçoit finalement à intégrer dans son jeu. « J'ai reçu pas mal de messages de condoléances, de gens qui regrettaient que Spaceteam n'ait pas marché », livre-t-il. Mais Smith ne voit pas Spaceteam comme un échec, bien au contraire. « Cela m'a permis de me faire un nom, déjà. De gagner quelques prix, d'être invité dans des festivals, d'être exposé au Museum of Moving Images de New York. ». Des fans ont créé un comic et différentes fictions autour de son jeu, et un autre a même imaginé et construit une borne pour jouer dans de bonnes conditions.

Téléchargé plus d'un million de fois, Spaceteam a touché différents publics : des profs pour le côté "travailler ensemble", des entreprises pour le team building ou les entretiens d'embauche, des acteurs pour le côté roleplay, du personnel de santé, des thérapeutes, des universitaires. Les passionnés sont évidemment nombreux à travers le monde, si bien qu'un tournoi de Spaceteam est organisé à la PAX East l'année suivante. La richesse, Henry Smith ne l'a pas trouvé en espèces sonnantes et trébuchantes, comme Notch avec Minecraft ou Vlambeer avec Ridiculous Fishing. Il l'a obtenue en messages de soutien, en renommée et en reconnaissance. Son jeu lui a échappé, devenant la propriété des joueurs, qui iront même jusqu'à le traduire en japonais et en hébreux. Et cela lui va bien.

Henry Smith
Mais il faut bien manger. La prochaine étape, il la lance sur Kickstarter. Mais Henry Smith ne promet pas de jeu en particulier. S'il planche bien sur des améliorations pour Spaceteam, ainsi que sur deux autres jeux qu'il présente succinctement dans sa profession de foi, rien ne garantit aux donneurs une sortie dans l'année. Ce qu'il demande à ses backers, c'est simplement un peu d'argent pour lui assurer un an de création. Des expérimentations, des échecs, des réussites : Smith souhaite pouvoir sereinement progresser en tant que créateur, avec tout ce que cela implique comme tâtonnements. C'est désormais sa philosophie : ce qu'il proposera à l'avenir, si sa campagne de financement est un succès, sera gratuit ou ne sera pas.

Au moment où j’écris ces lignes, il lui manque 30 000 dollars canadiens à récolter en cinq jours, et il s'agit de sa seconde campagne après un premier échec en avril. En cas de succès, Henry Smith pourrait donc créer un précédent, une sorte de mécénat populaire bienveillant souhaitant que sa créativité s'exprime à plein. Son public ne doute pas, puisque rien ne lui est promis en échange de son argent. C'est aussi ça, la liberté ?

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Contribuer à la campagne Kickstarter de Henry Smith


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Jeuxvideo.fr : Spaceteam vous a rapporté 12 000 dollars et vous le considérez pourtant comme un succès. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Henry Smith :
Mon objectif premier avec Spaceteam n’était pas du tout de faire de l’argent. Le jeu était complètement gratuit. Puis j’ai réalisé que c’était très amusant, et que peut-être les gens paieraient quelque chose pour y jouer, donc j’y ai ajouté de petites améliorations pour que les gens puissent me donner un pourboire. Mais le jeu de base est complètement gratuit et je pense que c’était très important pour son succès, la vitesse à laquelle il s’est propagé, et sa facilité de partage. Mais si vous regardez simplement le côté business des choses, combien il a coûté, le temps que j’ai passé à l’entretenir, les voyages, les présentations du jeu, et combien il a rapporté, il est facile de le considérer comme un échec. Un échec financier, en tout cas.

Quand j’ai rendu mes résultats publics, téléchargements et ventes à la communauté, parce que je pense que c’est important de les partager – je l’ai fait au bout d’un an – beaucoup de gens ont été surpris par ces résultats. Ils étaient tristes de voir que les chiffres étaient très bas, ils pensaient que le jeu était très populaire. Beaucoup de gens en avaient entendu parler, mais un jeu, même très populaire, ne dégage pas assez d’argent pour permettre à quelqu’un d’en vivre. Mais j’avais tous ces retours de joueurs, ces réactions, ces articles, les prix que le jeu a remportés et j’ai été invité à des conférences pour intervenir.

J’ai eu des messages de professeurs, qui l’utilisaient avec leurs étudiants, des chercheurs qui étudiaient le travail d’équipe et la communication, les gens ont écrit des articles sur le jeu, certains ont fait des comics, des clips. Tous ces retours étaient très amusants pour moi, donc Spaceteam n’apparaissait pas comme un échec du tout. Ça ressemble plus à un très gros succès. Ce n’est pas qu’une question d’argent… On doit évidemment toujours payer un loyer, on a besoin d’argent pour survivre, mais il y a tellement d’autres manières de mesurer le succès.


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Jeuxvideo.fr : Vous avez lancé une campagne Kickstarter pour vous financer pour un an. Pas un jeu en particulier, mais vous, en tant que créateur. Il y a quelques siècles, certains musiciens et peintre étaient sous la protection financière de mécènes. Votre démarche se rapproche-t-elle du mécénat ?

Henry Smith : Oui, ça se rapproche plus du patronage, et je pense que ce sont les vraies bases du modèle Kickstarter. Le patronage est une très bonne manière d’aider des artistes, je pense que le business model actuel n’est pas très censé. Il n’y a pas de connexion directe avec les gens qui font le jeu ; tu te contentes d’acheter un jeu, en ignorant même qui le fait parfois. Tu achètes un jeu à cinq dollars sur iOS, tu y joues une fois et tu le supprimes. Tu n’as pas de connexion avec le développeur, tu ne joues plus à son jeu. Si quelqu’un donne cinq dollars pour un Kickstarter, alors il y a cette connexion. Ils vous paient pour vous aider, ils croient en vous, ont confiance en vous en tant qu’individu créatif.

Je pense que c’est une manière plus séduisante de faire du business, ou de survivre à travers son art. Au lieu de me concentrer sur un jeu particulier, je me concentre sur moi-même, en tant que créateur. Je veux continuer de faire des jeux gratuits, et je les donnerai à tout le monde, pas seulement à ceux qui me soutiennent. Il s’agit d’avoir la liberté de prendre des décisions intelligentes, ne pas me restreindre à faire une chose en particulier. Je peux explorer de nouvelles opportunités, opérer des changements nécessaires, faire de petites collaborations.

Dans une campagne Kickstarter traditionnelle, je ne disposerais pas d’assez de liberté, puisque je dédierais mon temps à un seul projet. C’est plus flexible, plus durable, car je passe l’année à faire le jeu plutôt que de m’inquiéter sur la manière de le vendre. C’est plus transparent, car même si vous faites une campagne Kickstarter traditionnelle, ou un gros jeu en boite, vous devez quand même en passer par les mêmes processus ; vous devez expérimenter, vous devez échouer, et trouver ce qui rend le jeu amusant. Ici, c’est plus réel, puisque je suis connecté directement avec les joueurs.

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Jeuxvideo.fr : Quels types de retour attendez-vous des joueurs, si votre campagne Kickstarter est un succès ? Comment comptez-vous informer les gens de vos avancées, découvertes et échecs ?

Henry Smith : Je vais évidemment tenir les gens au courant. Il y aura un journal de développement, au moins une fois par mois pour expliquer mes processus et les partager. Ce n’est pas simplement un an pour que je fasse ce que je veux ; j’ai une feuille de route, que je détaille sur Kickstarter. Il y aura une partie sur Spaceteam, l’améliorer pour les joueurs actuels et en attirer de nouveaux, ainsi que deux nouveaux jeux. Blabyrinth, qui est un jeu multijoueur en local à la manière de Spaceteam - je veux continuer d’explorer ce chemin -, et Shipshape qui est un jeu solo. Je vais travailler sur ces deux jeux, et au moins l’un des deux sera terminé à la fin de l’année. Si je ne finis rien, il y aura une très bonne raison à cela, des changements majeurs, que je n’anticipe pas ; mais s’ils arrivent, je les communiquerai.

C’est le genre de risques que l’on court avec tous les autres Kickstarter, que le jeu prenne un ou deux ans de plus ; il y a probablement une bonne raison à cela. Ce sont les risques courants. Mais puisque j’ai plus de flexibilité, je pense qu’ils sont diminués ; je peux prendre de meilleures décisions et éventuellement réduire l’ambition du jeu. Je n’ai pas fait énormément de promesses, donc les attentes sont légèrement différentes. Si je ne sors rien, je pourrai montrer mes avancées, et ce sera repoussé, plutôt que complètement annulé.

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Jeuxvideo.fr : Si votre campagne est un succès, comptez-vous y avoir de nouveau recours les années suivantes ?

Henry Smith : Oui, je l’espère vraiment. Si la campagne est un succès, cela créera un précédent. Cela prouvera que ce modèle est possible. Chaque situation est différente, donc d’autres ne feront sans doute pas exactement la même chose que moi ; mais j’aimerais vraiment voir cette idée se développer. Il y a beaucoup d’autres développeurs indépendants que j’aimerais soutenir en les payant pour qu’ils travaillent. Je me moque de combien de jeux ils produisent, il n’est pas nécessaire que ces jeux plaisent à tout le monde ; cela peut être des tout petits jeux qui intéressent dix personnes, je pense que c’est quand même valable.

Cela apporte plus de liberté, plus d’innovations, moins de risque à essayer ses idées. Je ne sais pas ce qui arrivera après l’année, si le Kickstarter est un succès j’en ferai peut-être un autre, ou je passerai sur Patreon, ou d’autres moyens de financement.

Si c’est un échec, je vais sans doute devoir demander de l’argent pour mes jeux. Pour survivre, je devrais sans doute aussi trouver un travail à côté, mais je compte vraiment sortir ces jeux, donc peut-être devrais-je les vendre. Suffisamment de gens voudront peut-être les acheter, cela me rapportera peut-être plus d’argent ; je ne sais pas (rires). Cela fait partie de l’expérimentation. C’est gagnant-gagnant. Si cela ne marche pas, je saurais comment approcher ce genre de campagne à l’avenir, j’aurais plus d’exposition car la campagne en elle-même sera plus médiatisée. Le succès de Spaceteam continuera de créer une audience à laquelle je pourrais m’adresser à l’avenir.

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Jeuxvideo.fr : Je sens de plus en plus de solidarité entre les développeurs indépendants. Plus d'organisation, avec des forums spécialisés, des collectifs qui se montent, les festivals comme A Maze [ndr : où se tient l’interview], les gens partagent. Jonathan Blow a par exemple déclaré récemment qu’il ne se sentait pas inclus dans ce mouvement. Avez-vous le sentiment d’en faire partie ?

Henry Smith : J’essaie de partager au maximum, je sens… J’espère que je fais partie de la communauté indépendante. C’est mon souhait en tout cas. Montréal, où je vis, possède une communauté très forte de développement de jeux. Il y a de gros studios là-bas, comme Ubisoft, mais aussi plein de petites et moyennes structures. Tout le monde partage beaucoup, on se rencontre souvent entre gens officiant dans différentes disciplines. Il y a ces réunions mensuelles nommées Montréal Game Society, des espaces de co-working, l’incubateur de Jason Della Rocca... Il y a beaucoup d’opportunités de se connecter aux autres, et je pense que nous allons en avoir encore plus à l’avenir.

Des collectifs, des groupes d’indépendants travaillant ensemble, on est bien plus puissant quand on a accès à toutes ces forces : le testing, le QA, la localisation ; ce qui est dur à faire sans se regrouper. Un musicien qui fait de la musique pour cinq jeux, cela est déjà arrivé. On peut même partager l’argent : si un jeu marche particulièrement bien, il peut en aider d’autres à exister. Je travaille généralement seul, pour le design et la programmation, mais je travaille avec un ami pour la musique, un autre s’occupe du côté artistique. On m’aide beaucoup, notamment pour le testing : c’est important d’avoir des connexions avec ses joueurs, mais aussi de partager avec les autres membres de la communauté, côté développement.

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Jeuxvideo.fr : Selon vous, on apprend plus d’un grand succès ou d’un échec cuisant ?

Henry Smith : On apprend énormément de l’échec. Si vous y arriviez à chaque fois, vous n’apprendriez pas grand-chose au final. La vie serait sans doute sympa (rires), mais vous ne grandiriez pas beaucoup. Je pense que tout le monde doit se confronter à l’échec. Mais on ne devrait pas le voir, ni même l'appeler de cette manière-là. Il s’agit simplement d’expériences d’apprentissage. Tout est une expérience d’apprentissage. Peut-être que cela n’accomplit pas la même chose que ce à quoi vous vous attendiez.

Par exemple, pour Spaceteam, l’une des raisons pour lesquelles je ne le vois pas comme un échec est que gagner de l’argent n’était pas le but. Le but était d’apprendre la programmation sur iPhone, de faire ressortir mon nom à côté d’un projet accompli. Je sais comment faire un jeu iPhone, les gens me connaissent ; l’argent aurait été un bonus. Si vous vous fixez des objectifs inatteignables, vous vous planterez plus souvent ; mais si vous vous fixez des objectifs sensés, et que vous travaillez dur, c’est assez dur de rater, car vous apprenez en permanence.

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