flechePublicité
Publiée le 28/10/2013 à 17:10, par Maxence

EIGD : le jeu vidéo français à l'agonie ?

Les European Indie Game Days se tenaient jeudi 24 et vendredi 25 en banlieue parisienne : l'occasion pour nous de dresser un bilan de l'industrie française du développement indépendant.

Le jeu vidéo français va mal. Eclaireur, précurseur et pilier d’une industrie mondiale en pleine (re)construction au début des années 90, le vivier créatif français s’affiche aujourd’hui exsangue entre morosité économique, fuite des cerveaux et désintérêt politique. Ubisoft semble avoir troqué le camembert et Christophe Maé contre un peu de sirop d’érable et Céline Dion. Les meilleurs studios français trouvent refuge dans les jupons de géants japonais (Quantic Dream) ou américains (Arkane) et les indépendants n’ont pas le rayonnement de leurs homologues allemands ou nordiques, si on s’arrête pudiquement aux frontières du Vieux Continent. C’est dans ce contexte houleux que se sont tenus les deuxièmes European Indie Games Days, chapeautés par la matrice SNJV (Syndicat National du Jeu Vidéo) et donc centrés sur le développement indépendant dans toutes ses spécificités, qu’elles soient créatives, spirituelles, financières ou techniques.

Le symbole Eric ChahiRetour au sommaire
A seulement quelques jours de l’exubérant Paris Games Week, les sourires sont pourtant de mise sur la centaine de visages présents pour l’ouverture de l’évènement, entre vieilles gloires d’une « french touch » définitivement morte et enterrée, développeurs chevronnés ayant quitté la grande industrie et jeunes pouces bouillonnantes. Le géant Nicolas Gaume (ancien patron de Kalysto et actuel président du SNJV) et son lobbyiste remuant Julien Villedieu (son portrait chez Gamekult) enchaînent les poignées de main quand Thierry Platon, éternelle grande gueule du milieu hexagonal, se préparent pour la première conférence d’un marathon qui durera deux jours. Une demi-heure avec Eric Chahi : ces EIGD n’iront visiblement pas à moitié dans le symbole.

Heart Of Darkness
Pensez-donc : génial créateur d’Another World, développé « quasiment tout seul, sauf pour la musique » et récemment intronisé au MOMA, cet autiste du développement français a presque été brisé par l’industrie. Travail en équipe, éditeur sans cesse derrière l’épaule, délais à respecter : cet autoproclamé « hors-système » a manifestement trop goûté aux contraintes modernes du développement de jeu et, à la manière d’un Frédéric Raynal, a décidé de repartir seul au combat. Six ans sur Heart of Darkness, son œuvre la plus « perfectionniste », presque autant pour From Dust – le projet a été imaginé en 2005, accepté par Ubisoft l’année suivante pour une sortie à l’été 2011 – l’ont donc convaincu de l’intérêt du développement solo, sans compromis.

Symbole donc d’une industrie française qui semble mal s’accommoder des fluctuations techniques (jeux boites puis jeux mobiles puis jeux sociaux puis indés dématérialisés) et économiques (plus de 1000 entreprises dans les 90’s, près de dix fois moins aujourd’hui) d’un secteur florissant pour quelques élus, étouffant pour tous les autres. L’argent sera d’ailleurs au cœur de beaucoup de discussions durant ces deux jours de conférences. Financement public, privé ou alternatif, modèle économique et astuces marketing seront effectivement évoqués par les développeurs, éditeurs sympathisants, directeurs ou professeurs d’école, techniciens et même journalistes.

Le spectre KickstarterRetour au sommaire
On retiendra par exemple la mâchoire serrée de Djamil Kemal, Directeur Marketing de Lexis Numérique s’étant cassé les dents par deux fois sur la plateforme de financement participatif Kickstarter avec Taxi Journey (interview du même Kemal à ce propos chez Gameblog). Lucide, il sait désormais que la plateforme sert avant tout à financer un jeu, et pas une déclaration d’intention, en plus d’être un « formidable outil de community management ». Une affirmation que Noirin Carmody, co-fondatrice de Revolution Software (les Baphomet), confirme avec l’expérience The Serpent Curse, Kickstarter financé à 190% il y a un an.

Le financement participatif servirait donc à évaluer sa fan base potentielle plus qu’à réellement lever des fonds : comme le dit très bien Thierry Platon chez Ragemag, « on fait pas un jeu avec 20 000 €, même quand on est étudiant » et vu qu’il faut s’appeler Tim Schafer, Chris Roberts ou Baphomet pour récolter une somme plus conséquente (quoique toujours insuffisante), le crowdfunding semble être une fausse solution à la question du financement. Pire, elle creuse encore plus le fossé séparant les réussites des échecs, puisque une campagne réussie ouvre également la porte à d’autres financements plus classiques, de banquiers ou d’éditeurs. L’argent attire l’argent.

Certains chanceux arrivent encore à s’en tirer grâce à des visuels frapadingues et une presse qui fait caisse de résonance sur certains projets, laissant 99% des autres dans l’ombre étouffante des Internets. Si l’on évite le système classique de financement par un éditeur, par choix pour conserver sa liberté totale d’action ou par défaut devant la frilosité sans cesse grandissante des poids lourds du milieu, quelles solutions s’offrent alors au jeune studio motivé qui souhaite malgré tout produire son titre ?

D’autres manières de se financer ?Retour au sommaire
Type : Rider
Le cas Type : Rider, financé en partie par le CNC, Arte et Bulkypix est assez atypique. D’autres groupes périphériques au jeu (Orange avec Alt Minds par exemple, de Lexis Numérique) avaient déjà financé certains projets, mais c’est la première fois qu’une chaîne de télévision finance un projet de jeu non « brandé ». Produire un jeu avec le système habituellement utilisé pour le cinéma ? Pourquoi pas, mais si l’aventure Type : Rider est un succès, pas sur que les acteurs poids lourds de l’audiovisuel français emboîtent le pas de la chaîne franco-allemande.

Le jeu vidéo à la sauce Arte


Mando (Babel Rising) a adopté la « méthode Rovio » : le studio a signé un accord avec un éditeur pour le financement d’une dizaine de jeux mobiles, en comptant sur le succès de l’un d’entre eux pour rentabiliser toute l’opération. Et oui, pour un Angry Birds et un Candy Crush, il y a des dizaines de milliers d’applications oubliées. Autant multiplier les projets et espérer que la sauce marketing/médiatique/ésotérique des mystères du succès mobile prenne. A voir évidemment si le tout ne se fait pas au détriment de la qualité des jeux, mais on sait le studio appliqué et consciencieux. Reste que ce modèle est spécifique au jeu mobile, et ne peut donc s’appliquer aux productions historiques.

Le développement participatifRetour au sommaire
Seul Thierry Platon le formulera concrètement pendant ces deux jours de discussion : le Pôle Emploi reste le meilleur outil de financement d’un jeu vidéo indépendant, notamment d’un premier titre qui de l’avis de tous les développeurs expérimentés, est rarement un succès – autre que d’estime. Les français d’Amplitude Studios ont quant à eux expérimenté une autre méthode d’aide au développement. Derrière le nom barbare de crowdsourcing se cache l’une des plus vieilles ficelles du développement de garage : l’appel à l’aide de ressources extérieures. En gros, Amplitude a donné accès, sur son forum, à tous les documents de game design de Endless Space, le 4X sorti cet été afin d’intégrer directement les remarques des gens dans la conception du jeu.

Peu de narration et beaucoup d’aléatoire dans le système de jeu : le genre et les mécaniques du titre se prêtent plutôt bien à ce type de collaboration, mais difficile de ne pas se questionner sur l’éthique d’une telle pratique. Amplitude ne force certes personne, et compte simplement sur l’énergie et les idées de sa base de fans pour réaliser le meilleur jeu possible. D’un autre côté, cette stratégie illustre bien la précarité du milieu indépendant français, où la débrouille devient la règle. Pourquoi ne pas rémunérer cet internaute ayant « passé trois jours sur un tableau listant l’intégralité des mécaniques de jeu » ? Ces trois jours d’économie de temps sont autant d’économie d’argent. Reste qu’après la sortie d’Endless Space, Amplitude est passé de sept à une trentaine d’employés et a lancé trois nouveaux projets (Dungeon of the Endless, Endless Legend et Endless Space : Disharmony). De quoi donner des idées à d’autres.

« On n’apprend pas à être subversif »Retour au sommaire
Ces EIGD n’ont évidemment pas fait que larmoyer sur le manque de moyen. Quelques interventions étaient consacrées à la création pure, qu’elle soit technique via des solutions logicielles ou simplement ludique. Paolo Pedercini, professeur de game design à l’Université de Pittsburgh (pour des étudiants en Art) et créateur de jeux, a par exemple ouvert un certain nombre de pistes sur le message politique que peut véhiculer notre média. On pense notamment à Phone Story, enchainement de mini-jeux dénonçant les conditions de fabrication des téléphones portables.

Sorti sur iPhone, le jeu a rapidement été banni de l’Appstore. Apple n’a sans doute que très peu gouté au niveau vous incitant, façon Tower Defense, à forcer des enfants à creuser la terre en les menaçant d’un fusil ou encore celui où, au contrôle d’infirmiers armés d’un grand drap, on doit rattraper les employés du manufacturier (Foxconn, pour ne pas le citer) qui se jettent par les fenêtres (une histoire vraie, qui plus est). Il y a aussi l’exemple de ce titre de gestion McDonald’s, qui s’apparente à une pub officielle mais qui se termine irrémédiablement par de la malbouffe, du gâchis et des profits mirobolants.

Art, politique et jeux vidéo


Faith Fighters est un jeu de combat mettant en scène différentes figures religieuses. Orgasm Simulator vous invite à simuler le plaisir au contrôle d’une demoiselle en plein ébat sexuel. Queer Power met en scène des relations homosexuelles sous la forme d’un jeu de combat et Turboflex vous propose d’enchainer les petits boulots avilissant à un rythme effréné. Ces productions sont simples, voire simplistes, mais le message est prédominant. Un fait que l’on retrouve dans certaines productions étudiantes présentées par Stéphane Natkin, le papa de l’ENJMIN.

Avenue de l’école de Joinville met par exemple en scène le Centre de Rétention Administrative de Vincennes dans lequel, le 22 juin 2008, des étrangers en attente de leur rapatriement ou de leur régularisation ont déclenché un incendie volontaire pour protester contre leurs conditions de rétention. Sous la forme d’un jeu de gestion, ce projet de quatre mois délivre un message politique fort. Jeux vidéo et politique peuvent effectivement faire bon ménage, même si les plus grands créateurs évitent consciencieusement le sujet. Par auto-censure ou simplement manque de conviction, comme Ken Levine et le dernier BioShock, où le créateur souhaite ouvertement que chacun remplisse la dimension politique sous-jacente du titre par sa propre culture et sa propre morale. Discutable, mais imparable si l’on considère les millions de ventes du titre, qui souhaite s’adresser avant tout aux amateurs d’action et d’aventure. Pas de politique sans clivage, et donc sans risque.

Quel avenir pour le jeu vidéo ?Retour au sommaire
L’une des conférences les plus intéressantes était curieusement centrée sur les jeux de sociétés connectés et autres jouets physiques en lien avec le jeu vidéo. De l’initiative ePawn au jeu de carte en réalité augmentée Drakerz (qui a connu un bon démarrage en France) pour finir par Parapluie, premier jeu du collectif One Life Remains à utiliser les cubes Sifteo et lauréat du Grand Prix du Jury de ces EIGD, les exemples sont divers et illustrent une réelle volonté de revenir à des valeurs historiques du divertissement, une rematérialisation des usages.

L'avenir du jeu de rôle ?


La volonté est toujours d’immerger le joueur, forcément plus impliqué avec de vrais objets de jeux qu’avec une manette ou un clavier entre les mains. Des situations de jeu qui rendent l’utilisateur on ne peut plus actif, en plus de régler les questions de piratage, de préservation de patrimoine voire de rentabilité. Se placer sur un hardware de plus en plus populaire, c’est s’assurer du soutien de son fabricant et d’une base d’utilisateurs installés en constante augmentation. Le spectre Skylanders n’est jamais très loin des esprits, mais le succès planétaire et les milliards de dollars engrangés par Activision ne semblent pourtant pas au cœur de la réflexion de ces quelques hurluberlus persuadés que le jeu de société vidéo a un bel avenir devant lui. On serait bien tenté de les croire, en imaginant par exemple une partie de jeu de rôle à l’ancienne sur une table ePawn.

L’avenir du développement français passe évidemment par ses petits studios, guère plus fournis d’un ou deux développeurs. On en a eu un aperçu en toute fin d’EIGD, l’association Pitch My Game ayant organisé une séance de présentation de projets par leurs créateurs. On y a revu le prometteur Out There et son antithèse Space Run, qui prennent chacun le voyage interstellaire par un bout de son imaginaire (l’isolement pour l’un, le combat pour l’autre). On s’est éclaté sur Oh My Globz Mucho Party !, un party game sur tablette à jouer en multijoueur local. Influencé par Bishi Bashi, ce trip surréaliste de 30 niveaux devrait trouver une bonne place dans vos soirées arrosées entre geeks. Ca sortira début 2014 pour moins de quatre euros, et autant dire qu’on a hâte de découper des aubergines ou de s’envoyer des libellules sur la tronche.

La musique n'est évidemment pas celle du jeu


Il y a aussi ce clone de Bomberman, mêlant bombes classiques et calcul mental prévu sur Dreamcast (?!) ou encore Zorbié, excellent jeu d’adresse iOS déjà disponible, à l’univers bien barré et à la progression impeccable. Bref, les jeux étaient malgré tout à l'honneur lors de cette deuxième édition des EIGD, qui après le soleil de Marseille a posé ses valises sur le béton de Montreuil, en proche banlieue parisienne.

Avec cette deuxième édition, les EIGD se placent déjà comme un évènement qui compte sur la scène indépendante française, et européenne dans une moindre mesure. Dans la grisaille économique, l'énergie reste palpable, motivée par une envie de faire qui transpire de toutes les discussions passionnées entre les conférences. On « réseaute », évidemment, mais chacun livre son expérience et distille ses conseils avec humilité, aux développeurs wannabe comme aux professionnels aguerris, On se montre les productions en cours sur un coin de table, on échange les cartes de visite ou les adresses mail d'un regard entendu avec un objectif qui semble commun : développer de bons jeux et exister au milieu de la masse protéiforme qu'est l'industrie du jeu vidéo. On n'a pas (du tout) de pétrole, mais on a encore des idées à faire valoir dans l'hexagone. Eric Chahi a sans doute sans le savoir livré le meilleur conseil possible à ses semblables : « Être humble » a-t-il timidement affirmé à une question posée par ce public de professionnels. Humble, mais déterminé.
Chargement des commentaires...
( les afficher maintenant )
flechePublicité

Partenaires Jeuxvideo.fr

Idées cadeaux JV

flechePublicité
flechePublicité